La grouse, quel fameux gibier !

La tradition écossaise voulait que le lagopède de même origine, la grouse, ne soit chassé que sous forme de battues. Les temps changent, les mœurs évoluent, les arts cynégétiques aussi. La chasse devant soi de ce légendaire gibier est désormais chose admise dans les Highlands. Preuve en est…
Invisible, masquée par l’humide voile cotonneux des premières vapeurs matinales, notre troupe s’égrène lentement le long de la pente abrupte. « La grouse est un gibier qui se mérite », nous avons été briefés. Cette phrase, prononcée quelques instants plus tôt par l’organisateur, lors du traditionnel breakfast, résonne encore à nos esprits, tandis que d’un pas court et volontaire nous attaquons gaillardement notre première ascension au cœur des Highlands.

Du sol émane un étrange parfum, subtile alchimie de bruyères en fleurs et de tourbe. Étonnant bouquet d’effluves qui éveille matinalement nos sens olfactifs. Latitude oblige, l’été touche ici bientôt à sa fin. Preuve en est la température qui, malgré cette fin août, flirte péniblement au-dessus du seuil positif. Calé sur la cadence de Davy notre guide, le visage pointé vers le sol, chacun de nous suit inlassablement du regard les talons de son prédécesseur. Nos pieds tâtonnent à la recherche d’appuis, au creux des étroits routins tracés au fil des ans par les grands cervidés. Pas question de se laisser distancer ou de ralentir le rythme du groupe. Si l’écossais est fier, le français ne l’est pas moins ! Pour notre plus grand bonheur, à intervalles réguliers, notre guilie nous autorise toutefois une halte. Quelques instants de répit que nous mettons à profit pour récupérer notre souffle. Ces pauses, aussi brèves soient-elles, nous donnent l’occasion de relever la tête vers le sommet afin d’apprécier la distance qu’il nous reste encore à parcourir… Car c’est là-haut, à quelque 1200 mètres d’altitude, sur les moors balayés par les vents et les légendes, que se cache, soi-disant, le mythique volatile, objet de notre convoitise.

Encore quelques centaines de yards et nous aurons atteint notre but. La chasse du légendaire lagopède pourra alors débuter. Une toute première expérience pour ces nemrods qui depuis la France ont fait le déplacement. Autant dire que la motivation est à son paroxysme, et que chacun souhaite au plus vite en découdre avec cet inconnu gibier écossais. Devant nous, labradors et springers s’ébattent à travers les plants de bruyère et les herbes folles, faisant jaillir à chaque bond une pluie d’étincelantes gouttelettes. Fidèles habitués de ce biotope, les chiens savent qu’ils peuvent profiter de la montée pour se dégourdir et calmer leurs ardeurs. Aucune remontrance ne leur sera faite, bien au contraire. Plus tard, il leur faudra être appliqués et rusés pour couper les trajectoires de ces oiseaux piéteurs et les forcer à l’envol. Après 45 minutes de marche, nous touchons enfin le sommet.

Tout juste arrivé sur le plateau, Davy nous décline ses conseils. D’un ton qui ne souffre aucune contradiction les ordres sont donnés. La couche de brouillard étant devenue plus épaisse avec l’altitude, notre guide nous réclame la plus grande prudence. Nous devrons nous assurer régulièrement par la voix du parfait alignement de la troupe, ne tirer que devant soi et jamais à hauteur d’homme. De la même façon, il nous est demandé de ne pas tenter de stopper les furtifs oiseaux au-delà d’une trentaine de mètres. Blesser inutilement ce précieux gibier serait évidemment inconcevable. Ce bref intermède achevé, Davy déploie les cinq chasseurs sur une ligne couvrant près de 200 mètres. « Let’s go ! ». D’une voix puissante et sans appel, le garde vient de sonner le début des opérations. Encadré sur les ailes par ses deux assistants, le groupe se met lentement en branle. Devant, aussi surprenant que cela puisse paraître, les broussailleurs entament à la façon des chiens d’arrêt un incessant ballet composé de larges lacets. Nul doute, ces auxiliaires semblent maîtriser parfaitement leur sujet. « Fu…off, fu…off », le chant caractéristique d’une grouse prenant son essor vient soudain résonner à nos oreilles.

Aucune détonation ne retentit. Probablement alerté par nos appels continus, l’oiseau s’est enfuit à une distance respectable, hors de notre champ de vision. Durant près d’une heure, nous allons entendre ainsi s’envoler moult lagopèdes qui resteront invisibles, ne devant leur salut qu’à l’écran de brume. Du moins, le croyons-nous…Puis, au fil de la matinée, le léger souffle d’Eole vient peu à peu dissiper le voile atmosphérique, nous offrant un somptueux panorama où seul le bruit de nos pas crissant sur la végétation brise l’absolu silence. Longeant un ru tortueux à l’eau claire, nous progressons désormais les yeux rivés sur l’horizon. De temps à autre, seuls ou par groupe de deux ou trois individus, les oiseaux s’élèvent furtivement avant de virevolter vers d’autres cieux. Tous sans exception sont hors de notre portée. L’occasion pour Davy, de nous préciser que la grouse est un gibier, rusé et coureur, qui ne manque jamais de creuser un écart de sécurité maximale avec le chasseur. Il nous confirme que la zone sur laquelle nous évoluons s’avère des plus propices, et nous invite à nous déplacer par conséquent avec la plus grande discrétion. Tandis que nous progressons sur le bord d’une importante déclivité, une véloce silhouette jaillit soudain, telle une flèche, de sa remise végétale. Immédiatement, à quelques mètres de là, Benoît identifie une femelle dont le plumage chamois se détache parfaitement sur un ciel désormais lumineux. Prestement le fusil monte à l’épaule, avant d’entamer un généreux swing. Le doigt appuie sur la queue de détente.

Mais, l’oiseau a déjà viré, plongé et amorcé sa course vertigineuse le long de la pente. La déflagration nous revient en écho, tandis que la grenaille se meurt quelque part dans les airs. Surpris par la rapidité du vol, notre compère n’a su cette fois devancer la trajectoire du phasianidé. A peine est-il remis de ses émotions que déjà deux autres grouses, sans doute inquiétées par le bruyant coup de feu, décollent devant son voisin le plus proche. Par deux fois l’arme rugit, expulsant cette fois-ci une gerbe fatale à l’une des fugitives. Fatale ? Certes le volatile touché a chu sous l’impact, mais de là à ce qu’il soit mortellement atteint, rien n’est moins sûr. Le verdoyant tapis est épais, dense, et se mettre en quête d’un oiseau blessé au cœur d’une telle végétation reviendrait, ni plus ni moins, à chercher une aiguille dans une meule de foin.

L’inquiétude se lit peu à peu sur le visage du tireur, dont c’est là, du moins l’espère-t-il, le premier lagopède écossais. La scène n’a fort heureusement pas échappé à Davy et encore moins à son fidèle retriever. Rapidement sur les lieux, le méthodique labrador prend le vent et entame sa recherche. Il ne lui faut que quelques minutes pour localiser, saisir et rapporter la proie à son conducteur. C’est avec une émotion non feinte que le chasseur se saisit de sa toute première grouse. Quelque trente années de permis, et les nombreuses espèces prélevées jusqu’à présent par l’expérimenté nemrod, n’enlèvent rien à l’intensité d’un tel moment. Magie de l’instant présent, celui où le tireur tient pour la toute première fois au creux de ses mains cet atypique et fabuleux gibier. Instinctivement, le reste du groupe rejoint l’heureux chasseur. Chacun découvre avec étonnement cet étrange oiseau dont l’œil est orné d’une écarlate caroncule et les pattes recouvertes d’un soyeux duvet blanc.

Sans plus attendre, Davy rappelle ses troupes à la discipline, nous indiquant d’un geste sans équivoque la direction à suivre. En cette fin de matinée, tous multiplient les occasions de décrocher plusieurs de ces somptueux lagopèdes. Sur les coups de 13 heures, ce sont des chasseurs satisfaits du contenu de leurs carniers qui voient arriver à leur rencontre un nouvel assesseur accompagné de son fier destrier. De larges paniers en osier reposent de chaque côté de la selle, desquels sont rapidement extraits de quoi sustenter les affamés marcheurs. Un moment de récupération bien mérité au seul son de l’agréable chuintement du torrent. Cet intermède est pour notre guide l’occasion de nous expliquer que nous avons la chance de profiter de l’un des meilleurs crus de la décennie.

L’exceptionnelle douceur du printemps fut particulièrement favorable à la reproduction des grouses, mais aussi propice à l’explosion des populations de « daddy-long-legs » (le cousin), l’un des insectes préférés des poussins, et qui leur apporte les protéines nécessaires à leur croissance. Mais, si ce territoire est réputé pour les densités de grouses qu’il abrite c’est surtout grâce au travail assidu de gestion et de préparation effectué par Davy et son équipe. En brûlant les bruyères sur certains secteurs, les guilies permettent le développement d’un entrelacement de tiges ligneuses offrant abri et sites de nidification aux oiseaux. Les jeunes gits, issus de la repousse « forcée » constituant par ailleurs l’essentiel du régime de l’espèce. Les gardes assurent également un apport régulier en grit qui, une fois avalé par les lagopèdes, facilite l’écrasement et la digestion de la bruyère. Enfin, force est de constater que Davy et ses assesseurs mènent ici une lutte sans merci contre les prédateurs (principalement les renards), mais aussi contre les lièvres qui s’avèrent de dangereux vecteurs de transmission de certaines maladies. C’est au seul prix de ce travail quotidien que cette estate peut, chaque année, se targuer d’avoir d’importantes populations de grouses.

Ces informations acquises, et nos sandwichs avalés, nous reprenons notre marche. L’après-midi sera l’opportunité d’une rencontre qui restera à jamais gravée dans nos mémoires. Tandis que nous franchissons une large cuvette, à quelques 60 mètres, s’envole tout à coup une compagnie composée d’une quarantaine d’individus. Merveilleux spectacle, tant visuel que sonore, qui se déroule sous nos yeux, mais loin, bien trop loin de nos escopettes…Si un violent vent de face a favorisé il y a quelques secondes l’essor des volatiles, il les oblige désormais à décrire une large boucle avant de revenir droit sur nous. Telle une fusée, l’escadrille fond littéralement sur la ligne de tir. Le feu nourri qu’elle déclenche à son passage terrorise à cet instant probablement plus d’un faon ou plus d’un capucin…mais guère les gibiers concernés.

Car, à notre plus grande surprise, un seul et unique sujet fait les frais de cette impressionnante pétarade. Ce n’est que partie remise. Les trois jours suivants vont en effet donner l’occasion à chacun des participants de s’illustrer à moult reprises. Ayant rapidement appris à décrypter les trajectoires de ces volatiles, certains enchaîneront coups sur coups de somptueux doublés. D’autres, au fil des jours, n’hésiteront pas à troquer le lourd calibre 12 des premières sorties contre la finesse d’un calibre 28. Une certitude, tous auront pris un incommensurable plaisir à chasser ce merveilleux gibier sauvage. Tous quitteront les moors décharnés des Highlands, avec l’espoir secret de revenir un jour traquer à nouveau la « fameuse » grouse.

NOS CONSEILS
Avant de s’envoler vers Edimbourg pour chasser cet oiseau qui fait rêver plus d’un chasseur, il est bon de savoir que les territoires accidentés des Highlands culminent à quelques 1200 mètres d’altitude. L’ascension nécessite par conséquent un minimum de condition physique. Une fois les sommets atteints, la marche sur les plateaux se fait ensuite plus aisée. Du fait de ce dénivelé et d’un rythme soutenu, mieux vaut prévoir une tenue légère, sans omettre pour autant de prendre, dans le sac, à dos une laine polaire pour la pause déjeuner. Pour ce qui des chaussants, nous ne saurions trop vous conseiller de privilégier des chaussures montantes étanches (type Gore-Tex) et des guêtres, plutôt que de traditionnelles bottes en caoutchouc.

Côté armement, proscrivez systématiquement le fusil semi-automatique au profit de canons basculants qui offrent des conditions de sécurité bien supérieures, dès lors que l’on marche sur un sol aussi chaotique. Quant au choix des munitions, de la grenaille N°6, voire N°5, nous semble la mieux appropriée pour stopper ces lourds oiseaux. Sachez également que si vous souhaitez être accompagné de votre fidèle compagnon, la plupart des lodges écossais disposent de chenils. Enfin, les amateurs de vieilles pierres et de liqueurs maltées, qui souhaiteraient prolonger leur villégiature cynégétique par quelques jours de tourisme, n’auront que l’embarras du choix pour visiter châteaux et distilleries.