Québec, quand tombent les premières neiges d’octobre…
5.000 km séparent le Canada Arctique de la Caroline du Sud aux États-Unis. Un trajet le long duquel, chaque année, de férus sauvaginiers guettent la migration automnale des grandes oies des neiges.
Tous feux éteints, à la seule lueur de la pleine lune, notre convoi s’ébranle sur un chemin cahoteux longeant une interminable parcelle de maïs. Un filet d’air vivifiant s’infiltre par la vitre entrouverte de notre 4×4, premières prémices d’un hiver rigoureux qui ne saurait tarder. En cette mi-octobre, nous sommes en périphérie de Victoriaville, à mi-chemin sur l’axe Montréal-Québec. Située à quelques kilomètres du lac Saint-Pierre, cette localité jouit d’une forte renommée pour la chasse de cet emblématique anatidé qu’est la grande oie blanche.
UNE AFFAIRE D’ÉQUIPE
En tête de notre cortège, un impressionnant pick-up dont le puissant V8 tracte une remorque toute aussi imposante. Encore quelques centaines de mètres et, l’un après l’autre, les véhicules s’immobilisent. Aussitôt descendu, notre guide, répondant au prénom de Nico, fait sauter la bâche découvrant ainsi les trésors cachés que recèle le trailer. Pas moins de 250 formes d’oies blanches montées sur pieds, appelées ici big foot, y sont entassées pêle-mêle.
Clients fidèles de la pourvoirie* « Destination le Mirage », les quatre chasseurs s’équipent rapidement de leurs lampes frontales, pour procéder au déchargement. Ici, la chasse est avant tout une affaire d’équipe. Pas question de laisser la lourde tâche d’installer les leurres à notre seul guide. S’instaure aussitôt un incessant ballet entre la prairie et la remorque, chacun des acteurs déposant de-ci de-là des paquets d’immaculés plastiques. Incontestable spécialiste de cette chasse d’affût, Nico se réserve le droit de disposer méthodiquement chacune des blettes.
LES APPELANTS VIVANTS INTERDITS
Le gibier convoité est si méfiant que rien ne doit être laissé au hasard. Là, deux formes semblent boire l’eau d’une flaque. Plus loin, tête tournée sur l’aile, une autre paraît dormir du sommeil du juste, tandis que ses congénères, cous tendus, jouent le rôle de sentinelles. Peu à peu, un set-up d’un réalisme saisissant prend forme. Le stratagème est vite complété par deux immenses tourniquets électriques simulant la pose de quelques ansérinés. Puis, notre guide débarque de son char trois haut-parleurs, autant de batteries et plusieurs dizaines de mètres de câble, pour apporter une dernière touche à l’ensemble. Au Québec, si l’utilisation d’appelants vivants reste interdite, celle d’appeaux électroniques et d’amplificateurs est tolérée, mais pour la chasse de la seule oie des neiges ; canards et bernaches ne bénéficiant pas de cette souplesse législative.
UN TEMPS TROP BEAU
Nous apprenons que 80.000 oies ont, depuis quelques jours, élu domicile sur le lac Beaudet en périphérie de l’agglomération. Prête à en découdre, notre équipe fait donc preuve du plus grand enthousiasme. Pour autant, Nico affiche de son côté une tout autre retenue : « Les prévisions d’une journée ensoleillée, conjuguée à l’absence de vent ne sont pas pour favoriser la chasse. Des oies ? Vous en verrez beaucoup, c’est certain. Elles vont voler très haut, et les leurrer avec de telles conditions météo ne va pas être simple, croyez-moi. Il va falloir aller les chercher… »
SURTOUT NE PAS BOUGER
Des difficultés qui, bien que ramenant chacun à la juste raison, sont loin d’ébranler l’optimisme collectif. Les ultimes réglages peaufinés, l’heure est enfin venue de disparaitre derrière l’épais rideau végétal. Aujourd’hui, pas de blind, comprenez des caches enterrées. C’est assis dans les premiers rangs d’un champ de blé d’Inde que nous allons affûter les blancs volatiles. La consigne est formelle : ne pas bouger, encore moins se lever, et attendre l’ordre pour tirer.
LES VOLS SE SUCCÈDENT
À peine le ciel s’embrase-t-il, que déjà les premiers voiliers se dessinent sur l’horizon. D’un claquement sec, les culasses se referment, tandis que la « musique » lancée par le chef d’orchestre grimpe d’un ton. Par paquets de 50, 100, voire 200, de minuscules points blancs montent droits sur nous, répondant par leurs criards cacardements à notre sonore subterfuge. Inlassablement, les vols se succèdent au-dessus de nos têtes à des niveaux qui restent pour l’heure inaccessibles, comme l’avait à juste titre pressenti notre guide.
LES OISEAUX PERDENT DE L’ALTITUDE
À chaque passage, la tension s’élève néanmoins d’un cran sur les visages encagoulés. Soudain, Nico nous informe que quatre spécimens viennent de décrocher d’une bande. Du coin de l’œil, sans lever la tête, nous tentons d’apercevoir l’escadron annoncé. Multipliant les graciles basculements sur l’aile, les oiseaux perdent peu à peu de l’altitude. Nul doute, notre mise en scène aimante inexorablement ces curieux visiteurs. « Au prochain passage, on les prend », nous souffle l’aguerri cicérone.
12 COUPS DE FUSILS LÂCHÉS
Une main sous la longuesse, l’autre serrant fermement la poignée, les chasseurs statufiés vibrent d’impatience. « Préparez-vous… go, go, go ! ». Dans une chorégraphie synchronisée, les tireurs bondissent de leurs sièges, avant de libérer la grenaille jusqu’à épuisement des stocks. Pas moins de 12 coups de fusil sont ainsi lâchés sur les élégantes migratrices nous survolant à une trentaine de mètres. Cette bruyante pétarade voit deux oies plier nettes, pendant qu’une troisième, gravement touchée, s’en va glisser à quelques trois cents mètres de notre affût.
Sur la photo de gauche, on perçoit la bourre de la cartouche et la grenaille projetée vers les oies. À droite, l’une des oies proprement stoppée par cette grenaille.
LE LABRADOR RAPPORTE FIÈREMENT SA PROIE
Sagement assis aux pieds de son maître, Easton, le labrador chocolat, n’a rien manqué de la scène, et attend l’ordre de son propriétaire pour officier. Libéré d’un claquement de doigts, l’athlétique retriever se lance aussitôt à la poursuite du gibier blessé. Tandis que nous observons ce fidèle auxiliaire rapporter fièrement sa proie, Nico réclame, de façon subite, le plus strict immobilisme. Sur notre gauche, une juvénile visiblement perdue fait fi de toute prudence, et fond littéralement sur le piège tendu. Une seule détonation met aussitôt terme à sa première migration.
SAVAMMENT APPELÉES À L’APPEAU
Pendant près de deux heures, le manège des majestueux palmipèdes s’intensifie. Si certains voiliers ne montrent aucun intérêt pour notre attelage, d’autres s’avèrent plus réceptifs à nos artifices. Ainsi va la chasse… Quelques outardes (bernaches) tombent également dans la chausse-trappe, savamment appelées à l’appeau par notre redoutable assesseur.
ON NE LÉSINE PAS SUR LE MATÉRIEL
À plusieurs reprises, nos co-équipiers font parler la poudre, à des hauteurs pour le moins étonnantes. « Pour décrocher et casser des oies entre 50 et 60 mètres, il faut des armes et des munitions adéquates » précise l’expérimenté guide. « L’idéal est un semi-auto de bonne facture, calibre 10, canons de 81 cm chambrés 89, et chargé en BB ». Ici, on ne lésine pas avec le matériel, qui peut le plus peut le moins ! Puis, la matinée s’égrainant, les vols commencent à se raréfier, jusqu’à ce que le ciel retrouve sa totale plénitude. Vers 11 h, ce sont toutefois plus d’une vingtaine d’anatidés qui composent déjà le tableau, pour la plus grande satisfaction de nos amis québécois.
EN AUGMENTATION CONSTANTE DEPUIS LES ANNÉES 80
À l’occasion d’une rapide collation, nous apprenons que les effectifs des grandes oies blanches, nidifiant sur les îles de l’archipel arctique canadien, sont en augmentation constante depuis les années 80. Chaque mois de septembre, dès que les oisons de l’année ont atteint une maturité suffisante, cet imposant troupeau fait route, par vagues successives, vers les zones d’hivernage de la Caroline du Sud. Sur cet unique couloir de migration, la région de Victoriaville est devenue une halte incontournable. Premier parc laitier d’Amérique du Nord, le comté d’Arthabaska est de fait l’un des plus gros producteurs de maïs du pays. À seulement quelques kilomètres du fleuve Saint-Laurent et des grands lacs environnants, les oies ont ici un accès à des ressources alimentaires abondantes.
UN PARCOURS MIGRATOIRE DE 5000 KM
La chasse se pratique ainsi sur l’itinéraire entre le dortoir aquatique et les lieux de gagnage, après un repérage minutieux des axes de circulation. Si la meilleure période s’étale en général de la mi-octobre à la mi-novembre, il est possible, certaines années, de pousser la saison jusqu’au 10 décembre. Puis, rouvre ensuite la chasse de printemps, entre mi-avril et mi-mai, lors de la remontée. Une pratique plus difficile, car il n’est plus possible de compter sur l’innocence de quelques juvéniles pour faire le tableau. Inutile de dire que ces oiseaux qui, quelques mois plus tôt ont évité bien des coups de feu au cours d’un parcours migratoire long de 5000 km, sont encore plus méfiants et difficiles à manier. Le PMA quotidien de 20 sujets par chasseur est alors plus rarement atteint, mais la chasse se veut d’autant plus passionnante, la qualité prévalant cette fois sur la quantité.
ATTENTION À L’ADDICTION
Déjà, il nous faut rejoindre nos postes. Rassasiés les grands palmipèdes, vont bientôt quitter les cultures pour regagner, avant le crépuscule, le réservoir Beaudet. Sans doute survoleront-ils nos caches, nous offrant par là même de nouvelles occasions de tir ? Comme pour confirmer nos pensées, une féérie aérienne, toute aussi intense que celle du matin, enflamme une dernière fois l’azur. Un tel spectacle, croyez-le bien, est unique en son genre, et ne peut que ravir les aficionados du gibier d’eau. Découvrir la chasse de l’oie blanche au Québec, c’est à coup sûr rentrer chez soi avec l’espoir d’y retourner… Attention à l’addiction !
* Pourvoirie : camp de chasse en Amérique du nord.