Grêle d’oies en Écosse

Le ciel d’Écosse est d’ordinaire généreux, surtout pendant la période de Noël. Mais plus que d’eau ou de neige, c’est d’une véritable grêle d’oies qu’il gratifiera notre groupe de chasseurs.
À la lecture du topo de l’organisateur de notre expédition, un point me fait sourire. C’est la première fois qu’on me recommande de prendre de la crème hydratante à la chasse. Je prends à la légère cette recommandation, et le regrette dès les premières heures. Certes, la chasse des oies est statique, mais elle n’en est pas moins éprouvante pour l’épiderme. Chaque séance commence, avant le jour, par la mise en place des formes et du poste.
LA FASTIDIEUSE MISE EN PLACE DES FORMES
Il s’agit de greffer les têtes de 200 formes sur les coques, puis de disposer ce petit peuple de plastique. Vous formez une sorte de haricot face à l’affût, dormeuses et mangeuses au centre, et guetteuses cou tendu, à la périphérie du flageolet. Pas trop près, sinon les oies vous verront. Pas trop loin, sinon elles passeront hors de portée. Enfin, il faut bâtir un affût, le plus petit possible, mais capable d’accueillir six chasseurs, un guide et deux labradors. Pendant ces opérations, nos sensibles paluches traînent deux heures dans une soupe d’eau, de boue, parfois de neige, à des températures proches de zéro.

PRÉVOIR DE LA CRÈME HYDRADANTE
Si vous ne mettez pas de gants, vos doigts sont gourds en quelques minutes, et si vous en mettez qui ne sont pas strictement imperméables, ils seront mouillés durant toute la matinée. À ce régime, pendant plusieurs jours, vos délicats appendices digitaux finiront gercés au sang, aussi craquelés que le fond d’un étang asséché par la canicule. Cet exemple ne parle évidemment pas aux Écossais. En fait, au vu des événements, il importe de garder au moins l’index alerte, apte à presser une queue de détente. « oui-ouik , oui-ouik ». Le ciel est encore bleu foncé, mais ça y est, elles arrivent. Nous nous précipitons dans l’affût.

Notre guide, physique à la Sean CONNERY, mais vocabulaire de charretier, peste sur ses deux labradors pour qu’ils intègrent le poste. Quand il se fait enfin obéir, c’est nous qui pestons. Imaginez deux phoques noirs brassant avec leur queue le peu d’espace vital dont vous disposez pour caser vos 90 kg, tout en chargeant un semi-auto.

À L’ÉTROIT DANS LE POSTE

À peine ai-je approvisionné le magasin du BENELLI que le « GO » libérateur du guide nous fait sortir de notre boîte tels des petits diables. L’un des labradors manque de me faire tomber, mon canon se prend dans le filet de l’affût, tant et si bien que j’en emporte la moitié. Mais? je parviens à rester debout, épaulé, avec une centaine d’oies sous les yeux. Magique ! La quinzaine de coups de fusil ne contrarie pas la féerie de l’instant, tandis qu’une douzaine d’oies à bec court rebondit sur le chaume. Dans les yeux de Sean Connery, nous voyons de la satisfaction, doublée d’un réel étonnement.

UNE PIÈTRE OPINION DES FRANÇAIS
Il finit par dire qu’avec les Français, d’habitude, le ratio est nettement moins bon. Et effectivement, les heures et les jours suivants, nos performances nous feront correspondre à la piètre opinion qu’il nourrit à l’égard de nos compatriotes. Car, sans vouloir nous chercher des excuses, il n’est pas si facile d’atteindre une oie. Pour réussir convenablement dans cet exercice, il convient d’oublier le corps afin de se concentrer sur la tête. Un peu comme si vous tiriez une grive. Le jour se levant, les oies voient de mieux en mieux et sont promptes à effectuer d’impressionnantes manœuvres d’évitement. Pour cette raison, les plus beaux « coups » se réalisent souvent à l’aube.

UNE BANDE D’OIES CENDRÉES
Les nuages semblent justement freiner le lever d’un jour, dont la musique du réveil est douce à nos oreilles. « Gan, gan, gan », « gan, gan, gan ». Cette fois c’est une bande d’oies cendrées qui répond aux appels de Sean. Je n’en ai jamais tiré, et comme souvent les premières fois, le cœur s’emballe. Ça y est, elles cassent les ailes, les pattes sont bien visibles, elles planent comme des avions gros-porteurs se cabrant avant la piste.

MON CŒUR VA ÉCLATER
Fusil collé à la veste, je m’assure, cette fois, que mon canon ne se prend pas dans le filet. La première touche le sol, mon cœur va éclater. « Tirez ! » hurle Sean. Les jambes font ressort, les bras extraient le fusil de l’affût, la joue s’écrase sur la crosse, le temps semble ralentir. L’œil s’aligne avec le guidon qui vient couvrir une oie de face, le doigt presse la queue de détente, le guidon en suit déjà une seconde en plein travers, alors que la première n’a pas encore ricoché sur le chaume. Le cerveau commande « le bec, le bec, le bec », deuxième pression de l’index, et la cendrée, ailes repliées le long du corps, décroche. Une troisième, désorientée, repasse sur la gauche, troisième cartouche, et l’oie, en une manœuvre désespérée, s’écrase dans une pâture.

LABRADORS AU RAPPORT
Déjà, les labradors sont à la manœuvre pour rapporter les lourds oiseaux. Les affûts peuvent se suivre sans se ressembler. Si nous avons, chaque jour, vu voler des milliers d’oies, le tableau pouvait varier du simple au quintuple. Mais en cette première journée, la matinée touche à sa fin.

Le ciel passe soudain du bleu au gris de cendre, avant de se déchaîner, et de déverser un grésil bien cinglant. Nous nous hâtons de ramasser les formes, de rendre les honneurs à la cinquantaine d’oies tirées, puis de tout charger dans le 4×4. Faisons l’impasse sur la seconde journée, pour évoquer une troisième matinée d’anthologie.

UN CHANT CACOPHONIQUE
Adossés à des ballons ronds que nous avons alignés dans un chaume, nous sommes en place avant le lever du jour.

Mais, alors que le soleil brille, pas la moindre oie ne se présente. Nous commençons sérieusement à douter, lorsqu’une bande au loin réveille Sean, qui à son tour nous tire de notre torpeur. « Oui-ouik, oui-ouik, oui-ouik ». Ça y est, elles tournent, elles viennent, elles baissent. Nous nous recroquevillions derrière le filet, n’osant jeter un œil au travers des mailles. Alors que le chant des oies devient cacophonie, je risque un regard juste au-dessus de nos épaules.

UN SPECTACLE DANTESQUE
Le spectacle est tout simplement dantesque, inimaginable, comme un uppercut visuel ! Rejoint par des dizaines d’autres bandes, ce n’est plus une centaine d’oies qui papillonnent au-dessus de nous, mais des milliers. Semblant crever le ciel, elles chutent littéralement dans toutes les positions, sur la tranche, sur le dos même, comme autant de pierres tombant du ciel. Pour les chasseurs gaulois que nous sommes, il y a vraiment de quoi craindre qu’il nous tombe sur la tête. Le soir, après la passée, une douche chaude, un verre de Macallan au coin du feu, quelques filets d’oies poêlées à l’abri d’un bon toit nous permettent d’apaiser ce trop-plein d’émotions.
