À tire-d’aile au pied des moulins de Don Quichotte

À tire-d’aile au pied des moulins de Don Quichotte

Mode de chasse traditionnel, les rabats de perdrix rouges (ojeos) firent au siècle dernier la gloire du monde cynégétique espagnol. Au cœur de la province de Castilla-La Mancha, certains territoires perpétuent toujours cette coutume, pour le plus grand bonheur des aficionados de l’imprévisible et véloce phasianidé.

Au rythme du marteau sur l’enclume, la lourde pierre résonne de façon régulière sur le piquet métallique. Inlassablement, Pedro, l’un de nos deux secretarios, lève puis abat avec force cet outil improvisé. Tendre au plus vite la toile qui nous servira d’affût, telle est la tâche à laquelle il s’active, avant que les rabatteurs n’entament leur sonore progression. Par ce matin d’hiver, le sol recouvert de calcaires siliceux s’est de surcroît drapé d’une pellicule de givre qui ne facilite en rien le travail du fier espagnol.

À tire-d’aile au pied des moulins de Don Quichotte : photo 2
Avant le début de la battue, il faut vite s’atteler à installer la toile qui dissimulera le chasseur et ses assesseurs.

Nous sommes ici en plein cœur de la province de Castilla-La Mancha, région de longue date réputée pour les compagnies de perdrix rouges qu’elle abrite, mais aussi terre du célébrissime pèlerin imaginé par CERVANTÈS. Les nombreux moulins à vent plantés sur le haut des collines, et dont les mâts se dressent sur un ciel d’azur, n’ont certes plus le charme de ceux contre lesquels se battaient l’ingénieux Don Quichotte. Adieu ces géants aux longs bras de toile blanche revêtus, l’univers métallique qui s’élève aujourd’hui devant nous possède un tout autre enjeu. L’énergie éolienne, aussi propre soit-elle, a cependant un coût, celui d’une incontestable pollution visuelle.

DE NOUVEAUX MOULINS À VENT

Bien loin de ces considérations idéologiques, nos deux assesseurs en finissent d’installer notre cache éphémère. Nous constatons que la dimension de la toile nous servant d’abri n’est pas le fruit du hasard : calculée de façon à être juste assez haute pour masquer nos silhouettes, tout en offrant visibilité et confort de tir au chasseur. Avec le plus grand soin, Pedro extrait maintenant de leurs étuis une paire de juxtaposés espagnols de très belle facture.

À tire-d’aile au pied des moulins de Don Quichotte : photo 3
Une fois en place, les premiers oiseaux apparaissent au loin, tel un souvenir des battues d’antan dans les plaines de Seine-et-Marne.

Un léger coup de chiffon sur les armes, suivi d’une vérification de l’intérieur de la canonnerie, avant de charger et de tendre l’une d’elles à Bernard. Originaire de la Brie, ce chasseur expérimenté aligne fièrement près de 60 permis. Il est aussi, de longue date, un fidèle habitué de ces traditionnelles ojeos. Il se souvient d’une époque révolue, pourtant pas si lointaine, où l’on pouvait encore chasser la perdrix grise en rabat dans les plaines de Seine-et-Marne. Désormais, c’est sur la péninsule ibérique qu’il revient, chaque année, satisfaire cette passion d’antan, et retrouver toutes les émotions que lui procurent ces spectaculaires envolées.

LA PASSION DES BATTUES DE PERDRIX

Posté au fond d’une dépression, Bernard occupe la position la plus à droite d’une ligne qui ne comporte pas moins de six chasseurs, et qui s’étale sur près de 300 mètres. Ainsi en a voulu le tirage au sort effectué quelques instants plus tôt. Or, cet emplacement n’est pas sans réjouir le briard. « Eole a visiblement choisi une direction qui devrait jouer en notre faveur », nous confie-t-il. « Il est fort à parier, qu’une fois levées, les perdrix mettent un coup d’aile et viennent nous décoiffer. Mais avec un vent aussi fort, il va falloir allonger les bras pour espérer en décrocher quelques-unes ! ».

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Des bolides qu’il n’est pas aisé de décrocher de l’azur.

Une perspective qui, plutôt que d’inquiéter le chasseur, le ravit au plus haut point. Il est, selon ses camarades de voyage, l’un des plus fins tireurs qui soient. Aussi, nous tarde-t-il de voir fuser les premiers escadrons pour observer le briard à l’œuvre. Mais, contre toute attente, c’est à l’opposé de la ligne que claquent les toutes premières salves. Deux oiseaux venus probablement de très loin, car pour l’heure nous ne voyons, ni même n’entendons le groupe de rabatteurs.

ÉOLE EST AVEC NOUS

C’est l’occasion pour le secretario de nous préciser que, selon la configuration du terrain, ceux-ci commencent à repousser les petits phasianidés à deux, voire trois kilomètres, du barrage de tir. L’objectif étant de regrouper les oiseaux, pour au final les faire passer en petites compagnies au-dessus des postés.  Impassible, assis sur son trépied, Bernard scrute incessamment le haut de la déclivité, là où terres et cieux ne font plus qu’un. Dans un élan simultané, Pedro et son homologue Armando tendent subitement le bras vers cet horizon. Au loin, sur un fond de voûte azurée, se profile un point brunâtre qui file à vive allure sur notre position. Un battement d’ailes, et l’oiseau dévie sa trajectoire pour nous passer à une quarantaine de mètres par le travers. D’un swing généreux, le tireur rattrape sa cible, puis la dépasse avant de faire feu à deux reprises. Le volatile poursuit toutefois sa route, fonçant inexorablement vers le fond du vallon. Histoire de réglage, d’échauffement, comme nous ne tarderons pas à le comprendre.

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Le second secretario se doit de mémoriser tous les points de chute des oiseaux.

Car déjà, deux nouvelles silhouettes se dessinent sur le ciel. Entre-temps, d’un geste tout aussi sûr que rapide, Pedro a procédé à l’échange des armes, et aussitôt rechargé. Sélectionnant la seconde queue de détente, le tireur ajuste loin devant la première de ces perdrix, avant de réaliser le coup du roi sur la seconde. Foudroyés par la grenaille, les deux galliformes choient au milieu des hautes herbes. Premier doublé d’une longue série à venir. Armando n’a de son côté pas perdu une miette de la scène. Si le rôle du premier secretario consiste à réapprovisionner le chasseur, le second doit en effet mémoriser tous les points de chute pour retrouver, la traque achevée, le gibier abattu.

LE COUP DU ROI

Par une, quelques fois par deux, les perdrix vont ainsi nous survoler avant que nous ne percevions les cris des marcheurs. Inutile de préciser, que la plupart de ces fuyards auront maille à partir avec l’adresse redoutable de notre compagnon. Apparaissent alors sur le sommet les premières chasubles fluorescentes. Formant un arc de cercle qui n’est pas sans rappeler l’aspect d’un fer à cheval, et armés de leurs bâtons, les courageux assesseurs tapent sur les bouillées de genêts qui parsèment la colline. Opération qu’ils ponctuent à intervalles réguliers de bruyantes et puissantes exclamations. Sur les côtés, deux chefs d’orchestre mènent à grands coups de sifflet, et d’amples gestes, le reste des troupes ; stoppant tantôt l’aile gauche, faisant accélérer parfois la droite et vice versa. Objectif, éviter les fuites latérales, et concentrer le maximum de gibier vers le cœur de l’arène.

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Les rabatteurs se livrent à une véritable chorégraphie pour faire converger vers la ligne les compagnies de perdrix.

CONCENTRER LE GIBIER VERS LE CŒUR DE L’ARÈNE

Nul besoin d’être expert en la matière pour comprendre que le rôle de ces deux ailiers est plus que primordial. Ceux-ci se doivent de connaître parfaitement ce biotope accidenté, que les rusés volatiles ne manqueront pas de mettre à profit pour s’échapper. Raison pour laquelle, dans les trois semaines qui précèdent le rabat, plusieurs battues « à blanc » – comprenez sans tireur – sont effectuées sur le territoire. Elles ont pour but d’étudier le comportement des compagnies par rapport à leur environnement, et d’appréhender les trajectoires utilisées en fonction des vents dominants. Aussi, le jour venu l’organisateur saura-t-il au mieux placer sa ligne, et les rabatteurs manœuvrer le gibier. Une chose est sûre, les animateurs du jour maîtrisent parfaitement leur sujet. Débute en effet bientôt un spectacle que nous ne sommes pas près d’oublier. Tandis que l’étau se resserre, par groupes successifs les perdreaux prennent leur essor avant de fondre, à une vitesse diabolique sur un barrage judicieusement disposé.

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De jolis coups de fusil s’enchaînent mais la plupart des oiseaux franchissent la ligne, indemnes.

Chaque passage déclenche une joyeuse pétarade pour le plus grand bonheur des guides qui ne manquent pas de saluer les quelques doublés d’un sonore et typique « Olé ! ». De son côté, Bernard n’est pas en reste, enchaînant avec succès de jolis coups de fusils.

CHAQUE PASSAGE DÉCLENCHE UNE JOYEUSE PÉTARADE

Là, c’est encore un doublé, un peu plus tard un triplé. Deux devant, une derrière ! Dans un ballet incessant, les fusils changent de mains avec dextérité. Rapidement, les douilles sont éjectées, les chambres fumantes aussitôt regarnies. Le rythme s’accélère encore au fil de l’avancée des rabatteurs. Les canons chauffent. Puis, d’un long coup de corne, l’organisateur ordonne le cessez-le-feu. Il n’en faut pas moins pour qu’Armando se mette immédiatement à la recherche du gibier, épaulé par un conducteur dont les auxiliaires retrouveront sans difficulté les rares oiseaux désailés.

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Le secret pour réussir : une solide expérience, des fusils à conformité et toujours les mêmes cartouches.

En tout et pour tout, ce ne sont pas moins d’une quinzaine de pièces qui, pour ce seul premier rabat, viennent garnir l’escarcelle du seine-et-marnais. Ses secrets ? Une solide expérience, une paire de juxtaposés parfaitement mis à conformité, et surtout toujours la même munition. Ne rien changer, ni la charge, ni la jupe, ni le grammage, telle est sa devise. Avant d’ajouter, non sans humour : « Pour intercepter ces bolides vent dans le c…, il faut tirer vite, et surtout s’appliquer… à rater devant ! »

IL FAUT S’APPLIQUER À RATER DEVANT

Tout au long de ce week-end, nous allons enchaîner les traques à raison de six ou sept par jour de chasse. Lors de ces rabats, certains postes seront plus favorisés que d’autres, la direction des vents y étant pour beaucoup. Mais, l’organisation tournante des emplacements est telle, que chacun aura tout autant d’occasions de s’illustrer que ses compagnons. Ce qui caractérise aussi ces battues de perdrix, ce sont la variété des postes, la disposition de la ligne, ou encore le biotope. Tout est étudié, pour que le chasseur puisse varier les plaisirs. Perdreaux rentrants ici, traversards là-bas, oiseaux de haut vol pour la traque suivante, rasants pour la dernière. La qualité d’une ojeo réside aussi dans ce simple détail : offrir au tireur un vaste panel de swings divers et variés. Mais n’oubliez jamais qu’au final, seule l’adresse fait la différence…

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L’organisation garantit à chacun qu’au grès des postes la chance lui sourira.

CE MODE DE CHASSE VIT LE JOUR VERS LA FIN DU XIXÈME SIÈCLE

D’un point de vue historique, ce mode de chasse, si particulier, vit le jour vers la fin du XIXème siècle. Alphonse XIII, alors roi d’Espagne et passionné par la chasse de la perdrix, incita les familles les plus fortunées à aménager leurs territoires pour pratiquer ce genre de battues. Juchés sur de fiers destriers, les responsables de traque tentaient alors de repousser ces oiseaux piétards vers le cœur du fer à cheval. Mais, c’est au milieu du XXème siècle, sous l’impulsion du général Franco, que se créèrent de nombreuses chasses gardées, et que cette pratique devint emblématique à l’Espagne, et plus particulièrement à la province de Castilla-La Mancha. Aujourd’hui, la réputation des prestigieuses ojeos a franchi bien des frontières, et force est d’admettre qu’elles ont un impact économique et social pour les populations vivant dans ces zones rurales un brin défavorisées. On ne peut d’ailleurs que saluer la gentillesse et le professionnalisme des secretarios et des rabatteurs. Triés sur le volet, ces derniers font preuve de la plus grande ingéniosité à manœuvrer les oiseaux pour les faire passer au-dessus de la ligne de tir.

D’IMPORTANTES DENSITÉS DE PERDRIX ROUGES

Ce séjour au pays de Don Quichotte fut pour nous l’occasion d’observer d’importantes densités de perdrix rouges. Ne nous leurrons pas pour autant, des oiseaux sont évidemment remis en nature pour faire face à une telle pression de chasse. Vous ne rencontrerez pour autant aucun phasianidé lâché la veille ou, pire encore, le matin même.

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De telles densités ne sont aujourd’hui possible que grâce à des renforcements de population et une gestion et des aménagements très suivis.

Les effectifs sont ici composés d’un mixte entre spécimens sauvages, ceux nés des couples reproducteurs introduits chaque année, et ceux issus de lâchers de repeuplement d’avant saison. Mais, ce qui explique en outre une telle densité de gibier, ce sont aussi les nombreux efforts de gestion et d’aménagement mis en place : points d’eau et d’agrainage à intervalles réguliers, et régulation sans merci des renards et autres nuisibles. Un travail quotidien, 365 jours par an, qui au final s’avère des plus bénéfiques. Quelle que soit l’origine de ces oiseaux, ceux-ci ont en commun un extraordinaire instinct de défense. C’est bien là tout l’intérêt de la chasse de la perdrix dans cette région est de l’Espagne. Rasant tantôt le sol, s’élevant parfois haut dans le ciel, les rouges usent de feintes multiples pour échapper à la ligne. Et, croyez-bien que quand elles la franchissent, c’est à une vitesse vertigineuse qui trompera plus d’un néophyte.